Le 16 janvier 1977, l'aube se lève à peine sur Cotonou quand un avion chargé d'hommes armés atterrit sur le tarmac de l'aéroport. À leur tête, un Français au regard d'acier : Bob Denard. Cette "Opération crevette", orchestrée dans l'ombre des services secrets occidentaux, vise à renverser le régime marxiste-léniniste du Président Mathieu Kérékou pour installer des opposants béninois exilés en France. Les mercenaires sont confiants, mais ignorent que leur plan va rapidement s'effondrer.
Sans connaissance précise de la topographie de Cotonou, les hommes de Denard attaquent les points stratégiques : le camp militaire Ghézo et le Palais de la Marina, résidence présidentielle. La riposte est foudroyante. Non seulement la garde présidentielle résiste vaillamment, mais une délégation militaire nord-coréenne, présente en vertu d'accords de coopération entre les deux républiques socialistes, entre dans la bataille. Face à cette résistance inattendue, les mercenaires se replient précipitamment vers leur avion et s'enfuient au Gabon, abandonnant certains des leurs sur le sol béninois.
Ce fiasco au Bénin n'est qu'un chapitre dans la sanglante carrière de Bob Denard, l'homme qui deviendra le mercenaire le plus tristement célèbre d'Afrique. Derrière ce pseudonyme se cache Gilbert Bourgeaud, un Français né en 1929 et devenu le symbole même de la "Françafrique" - ce système de relations néocoloniales entre la France et ses anciennes colonies africaines.
Anti-communiste viscéral et proche des réseaux d'extrême droite, Denard s'impose comme le bras armé clandestin de la politique africaine française. Intégré aux redoutables réseaux Foccart - du nom de Jacques Foccart, l'éminence grise des affaires africaines sous de Gaulle - il intervient partout où les intérêts français sont menacés, particulièrement par ce que Paris considère comme "l'influence communiste".
De 1960 à 1963, il combat au Katanga aux côtés du sécessionniste Moïse Tshombé, impliqué dans l'assassinat de Patrice Lumumba. Entre août 1963 et fin 1964, il est au Yémen pour le compte du MI6 britannique, soutenant les forces royalistes. Fin 1964, il retourne au Congo ex-belge pour écraser la rébellion de Gbenie, Soumialot et Mulele. En 1975, toujours pour les services secrets britanniques, il combat en Angola aux côtés de l'UNITA de Jonas Savimbi, subissant une cuisante défaite.
L'Afrique devient le théâtre privilégié de ses opérations. Le 17 septembre 1971, l'intellectuel et ambassadeur gabonais Germain M'Ba est assassiné en pleine rue de Libreville par deux mercenaires blancs qui l'abattent à coups de pistolet devant sa femme et sa fille, grièvement blessées. Le corps de la victime ne sera jamais retrouvé. Dans l'ombre de ce crime odieux : Bob Denard.
Mais c'est aux Comores que le mercenaire va écrire les pages les plus sombres de son histoire. En septembre 1975, sous les ordres de la France, il renverse le président Ahmed Abdallah et installe Ali Soilih au pouvoir. Deux ans plus tard, dans un retournement cynique, il rencontre en Afrique du Sud ce même Abdallah qu'il avait détrôné et lui propose de reprendre le pouvoir. En 1978, Denard débarque aux Comores avec plusieurs mercenaires à bord d'un ancien navire océanographique. Il renverse le président marxiste Ali Soilih, qui est exécuté d'une balle dans la tête le 29 mai 1978 lors d'une simulacre d'évasion, et réinstalle Abdallah.
Pendant une décennie, Bob Denard règne en maître absolu sur cet archipel de l'océan Indien. Officiellement, il dirige la garde présidentielle comorienne, mais en réalité, c'est lui qui tire les ficelles dans l'ombre du pouvoir. Il s'implante durablement dans le pays, se convertit à l'islam sous le nom de Saïd Moustapha M'Hadjou et épouse deux femmes selon la tradition musulmane.
Les Comores deviennent sous son influence une plaque tournante du trafic d'armes pour l'Afrique du Sud, alors sous embargo international. L'archipel se transforme en base logistique pour les opérations militaires que le régime de l'apartheid mène contre les pays voisins hostiles. En contrepartie, Pretoria finance les salaires de la garde présidentielle comorienne dirigée par Denard.
La chute commence en 1989 avec l'assassinat du président Abdallah dans des circonstances troublantes. Craignant un coup d'État, Abdallah avait signé, sur conseil de Denard, un décret ordonnant à la garde présidentielle de désarmer les forces armées. Peu après, un officier furieux fait irruption dans le bureau présidentiel et abat froidement Abdallah. Denard est rapidement soupçonné d'avoir orchestré ce meurtre pour prendre le pouvoir, mais il négocie son départ vers l'Afrique du Sud avec la garantie de ne pas être poursuivi.
Ce n'est pourtant pas la fin de ses ambitions comoriennes. En 1995, il prépare méticuleusement un nouvel assaut avec la collaboration des services secrets français. Dans la nuit du 27 au 28 septembre, il débarque à Moroni dans un Zodiac avec une trentaine de mercenaires et renverse le président Said Mohamed Djohar pour installer un nouveau pantin favorable à Paris.
Les activités de Bob Denard ne se limitent pas aux Comores. Il aurait également participé au génocide rwandais en 1994, combattant aux côtés des génocidaires hutus contre une rémunération substantielle. Chaque fois qu'il est poursuivi en justice, les services secrets français témoignent en sa faveur, lui évitant systématiquement la prison.
La fin de sa vie contraste cruellement avec ses années de toute-puissance africaine. De retour en France, il affronte une cascade de procédures judiciaires. Sa santé se détériore rapidement avec l'apparition de la maladie d'Alzheimer. Le "chien de guerre" n'est plus qu'une loque humaine, un vieillard fragile et épuisé. En 2006, il est condamné à quatre ans de prison dont trois avec sursis, assortis d'une mise à l'épreuve et d'une amende de 100.000 euros pour "association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un crime".
Ruiné après avoir dilapidé ses richesses mal acquises, il termine ses jours avec une pension mensuelle de 250 euros, correspondant à sa retraite d'ancien soldat de la guerre d'Indochine. Incapable même de payer des avocats pour sa défense, il meurt d'un arrêt cardiaque le 13 octobre 2007 dans le dénuement le plus total, emportant avec lui les innombrables secrets des opérations clandestines françaises en Afrique.
Dans son autobiographie intitulée "Le Corsaire de la République", véritable exercice d'autoglorification, il aimait se présenter comme "un Africain blanc avec du sang noir dans les veines" en raison de ses nombreux enfants nés de relations avec des femmes africaines. Une image romantique qui contraste avec la réalité d'un homme qui, pendant plus de trois décennies, a semé la mort et la destruction sur le continent africain au service d'intérêts néocoloniaux.
Joël Émeric ALLAGBE
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